Procès sur les pratiques européennes abusives de l’intérim du BTP

Les Echos

le Mardi 6 mars 2012

Un procès emblématique démarre mercredi sur l’usage abusif de la directive européenne sur le détachement pour fournir le BTP en intérimaires. Bouygues et l’agence d’intérim chypriote Atlanco sont mis en cause par 45 ouvriers polonais du chantier de Flamanville.

Le chantier de BTP de l’EPR de Flamanville, dans la Manche, tire à sa fin, sauf en justice où il commence à peine avec un procès qui sera suivi de près en Europe. Il concerne le traitement d’ouvriers intérimaires polonais. Le conseil des prud’hommes de Cherbourg tient aujourd’hui sa première audience sur un dossier susceptible de faire jurisprudence sur le détachement intra-communautaire des ouvriers. En cause : Bouygues, en charge du génie civil de la future centrale nucléaire nouvelle génération d’EDF, et son agence d’intérim Atlanco-Rimec, géant européen de l’intérim du BTP. Domiciliée à Chypre, mais d’origine irlandaise, l’agence Atlanco a fourni au groupe français 200 ouvriers polonais pour le chantier de Flamanville. L’avocat Wladyslaw Lis va plaider le cas de 45 d’entre eux dont les dossiers ont pu être complétés à temps, d’autres étant en cours de constitution. Objectif : faire reconnaître que la directive européenne sur le détachement ne s’applique pas, que Bouygues était co-employeur de fait et obtenir des indemnités compensant les conditions de travail imposées aux intérimaires.

L’agence chypriote Atlanco a en effet retenu jusqu’à 30 % du salaire de ces ouvriers au titre des impôts et de la sécurité sociale, sans qu’il n’y ait jamais eu de déclaration fiscale remplie avant l’intervention en mars 2011 de l’association polonaise des travailleurs migrants et de la CGT. En Suède, où l’agence d’intérim est bien connue du fisc, « elle vient d’être condamnée à payer 1,1 million d’euros de redressement », souligne Mattias Landgren, responsable du service juridique du syndicat national suédois du BTP. En outre, les intérimaires de Flamanville n’avaient pas la carte communautaire assurant la couverture des frais de santé dans l’espace européen. « Quand ils devaient se rendre chez le médecin, la femme du contremaître les y accompagnait et payait en liquide ! » accuse le représentant de la CGT pour Flamanville, Jack Tord. Et en cas de blessure, « les blessés étaient immédiatement renvoyés en Pologne, où ils n’avaient pas de couverture médicale, faute de cotisations », dénonce Monica Karbowska, présidente de l’association polonaise des travailleurs migrants. Le problème montant en puissance, l’autorité de sûreté nucléaire, qui assure l’inspection du travail sur le chantier de Flamanville, a ordonné fin juin 2011 à Bouygues de cesser tout lien avec Atlanco-Rimec. En 24 heures, les intérimaires encore présents ont été renvoyés en Pologne et « de retour chez eux après leur licenciement par Atlanco, ils n’ont eu droit à aucune assurance chômage, vu qu’ils n’avaient pas cotisé», conclut leur avocat, Wladyslaw Lis.

S’appuyant sur la directive européenne sur le détachement, Atlanco a expliqué payer les cotisations sociales à Chypre à une assurance privée avec, à l’appui, deux rapports de KPMG Chypre attestant du versement effectif. Deux, car le même traitement des intérimaires polonais d’Atlanco avait déjà été dénoncé en 2008 sur le chantier de Bouygues à Olkiluoto, pour l’EPR finlandais. A l’été 2008, ils avaient menacé de faire grève et avaient fini par obtenir un accord compensatoire avec l’aide des syndicats locaux. « Atlanco cotise au rabais à une caisse privée ne couvrant quasiment rien sauf le décès ! », accuse Jack Tord. Bouygues jure de sa bonne foi. « La directive européenne sur le détachement est ambigüe sur le pays de paiement des cotisations sociales, nous-mêmes nous préférerions qu‘elle soit plus claire et ne donne pas lieu à interprétation entre la France, la Pologne et Chypre ! », explique aux « Echos » Philippe Amequin, directeur général délégué de Bouygues Travaux Publics.

Mais Chypre n’est qu’un siège de complaisance, fait valoir l’avocat des plaignants. Si ce dernier a gain de cause et obtient le rejet du statut de détachés, ce sera la première fois que le mode opératoire de ce type d’agence d’intérim s’appuyant sur la directive détachement sera condamné en justice. La procédure sera longue et contrer le géant européen de l’intérim du BTP qu’est Atlanco-Rimec ne sera pas facile. «Atlanco-Rimec est une nébuleuse, qui a justement créé à travers l’Europe 70 à 80 sociétés portant toutes les mêmes noms (Atlanco-Rimec, Atlanco, ou Rimec) afin de compliquer les poursuites, prévient Mattias Landgren. Rien qu’à Chypre, Atlanco a 6 sociétés !». En Suède on évoque aussi actuellement un changement de nationalité de l’agence.

Au parlement européen, la présidente de la commission de l’emploi et des affaires sociales, Pervenche Bérès, aimerait se pencher à nouveau sur la directive détachement à la lumière des pratiques des grands chantiers de BTP. Pour l’heure, « la commission européenne prépare une clarification, par un nouveau projet de directive », explique l’élue. Ce projet était prévu pour fin 2011. « Ce que cette clarification recouvre n’est pas encore défini, mais la commission des affaires sociales et de l’emploi est prête à rouvrir le sujet sur le fond à la première opportunité » affirme Pervenche Bérès . Elle estime que Flamanville n’est pas un cas à part. Bouygues, lui, craint pour son image sur ce sujet, qui avait déjà agité le chantier d’Olkiluoto. « Il faut tordre le cou aux mythes : faire appel à cette main d’oeuvre intérimaire ne nous coûte pas moins cher et c’est inévitable car la France manque de soudeurs et de ferrailleurs ! assure Philippe Amequin. Mais le coût horaire intégré dans nos dépenses est dans les deux cas à peu près le même», de l’ordre de 33 euros. Le groupe de BTP va néanmoins devoir fournir un travail d’explication devant la justice. Ce que n’avait pas obtenu la délégation de trois euro-députés (dont Pervenche Bérès) l’an dernier. « Alertés par l’association européenne des travailleurs migrants sur les pratiques du chantier, nous y étions allés fin juin 2011 avec des questions : nous n’avons obtenu aucune réponse, résume sèchement l’eurodéputée socialiste Estelle Grelier, adjointe au maire de Fécamp, proche de Flamanville.

MYRIAM CHAUVOT

Pour lire l’article