Le Monde
16 Janvier 2014
Très critiques, les eurodéputés passent au crible le travail de la BCE, du FMI et de Bruxelles
Hommes en noir, « ayatollahs de l’austérité », « obsédés de la rigueur »… Rarement une institution aura, en quelques mois seulement, récolté autant de surnoms peu flatteurs. Quatre ans après sa création, la « troïka », cet attelage composé d’experts du Fonds monétaire international (FMI), de la Commission européenne et de la Banque centrale européenne (BCE) est à l’heure du premier bilan. Il s’annonce sévère.
A première vue, ce trio chargé de piloter la mise en œuvre de plans de sauvegarde dans les pays affectés par la crise des dettes souveraines a pourtant tenu ses promesses. Le douloureux cocktail de réformes et de mesures d’économies exigé des quatre Etats placés sous assistance (Irlande, Grèce, Portugal et Chypre) en échange de prêts a, semble-t-il, porté ses fruits. Après trois ans de purge, Dublin est sorti du plan d’aide en décembre 2013, Lisbonne s’apprête à faire de même, et les taux d’emprunt des Etats du sud de l’Europe se sont détendus. » Ces pays ont retrouvé la confiance des marchés « , se félicite-t-on à Bruxelles.
Le bilan est plus mitigé en Grèce où le taux de chômage dépasse toujours 27 %. Jeudi 9 janvier, le ministre grec des finances, Yannis Stournaras, a d’ailleurs dénoncé « l’approche maximaliste » de la troïka. Au Portugal, où l’on est pressé de la voir décamper, les partenaires sociaux pointent volontiers son dogmatisme.
Depuis quelques semaines, les critiques fusent de toutes parts. Car, enfin, les dettes publiques et les inégalités n’ont-elles pas continué de flamber dans tous les pays aidés ? Les attaques les plus vigoureuses viennent du cœur même des institutions communautaires. En novembre 2013, les eurodéputés de la commission des affaires économiques du Parlement européen ont lancé une enquête sur la troïka. « Nous voulons faire toute la lumière sur son travail », expliquent les deux rapporteurs, le socialiste français Liêm Hoang-Ngoc, et le conservateur autrichien Othmar Karas (Parti populaire européen). Les premières conclusions sont présentées jeudi 16 janvier. Après le jeu des amendements, des propositions pour améliorer le fonctionnement de la troïka pourraient être votées courant mars. Juste avant les élections européennes de mai. « C’est ridiculement tard », ironise-t-on à Bruxelles.
Peut-être. Mais le rapport a failli ne jamais voir le jour, tant les obstacles ont été nombreux. Le Parti populaire européen (centre droit), majoritaire au Parlement, a longtemps refusé d’en entendre parler. Les institutions de la troïka ont tardé à répondre aux questionnaires et demandes d’entrevue des eurodéputés.
Si Olli Rhen, le commissaire aux affaires économiques, a finalement accepté d’être auditionné le 13 janvier, le FMI a exigé une rencontre à huis clos, tandis que les services de Mario Draghi, le président de la BCE, temporisent encore. « Ils n’ont pas du tout envie que l’on fourre le nez dans leurs affaires », résume l’un des contributeurs.
Dans ce débat, aussi passionné que complexe, « il n’y a en vérité ni coupable ni victime. » Quand la crise grecque a frappé, la zone euro n’avait aucun mécanisme de sauvetage « , rappelle André Sapir, économiste au think tank Bruegel et auteur d’un rapport sur le sujet. La troïka, créée dans l’urgence, s’est révélée un pare-feu aussi indispensable qu’imparfait. « Du coup, elle fait un bouc émissaire facile », ajoute M. Sapir. Mais, de leur côté, les hommes en noir se montrent peu enclins à l’autocritique. « Les Grecs en sont là car ils ont traîné à appliquer nos conseils », s’agace l’un d’eux.
Tout en admettant ces difficultés, les eurodéputés pointent trois dysfonctionnements au sein de la troïka. D’abord, ses recommandations se sont fondées sur des prévisions trop optimistes. Ainsi, en Grèce, ses experts prévoyaient que la croissance s’établirait à 1,1 % en 2012 et la dette publique à 150 % du produit intérieur brut. Le PIB du pays a finalement reculé de 6,4 %, tandis que la dette a dépassé 175 % du PIB ! « Comment des économistes d’un tel niveau ont-ils pu commettre des erreurs aussi grossières ? », a lancé l’eurodéputé vert Philippe Lamberts à M. Rhen le 13 janvier. » Les troubles politiques ont rendu nos prévisions incertaines », a répondu celui-ci.
Dans ce cas, n’aurait-il pas fallu étaler dans le temps les efforts demandés aux pays ? « Cela aurait rendu les mesures plus supportables pour la population, mais la troïka s’est montrée inflexible », commente Michalis Vassiliadis, de l’IOBE, un institut de recherche économique indépendant d’Athènes. « Peut-être serions-nous en meilleure posture économique si elle s’était montrée plus souple », abonde le social-démocrate Nuno Reis, à Lisbonne.
Deuxième reproche des eurodéputés : les experts de la troïka ne sont pas toujours d’accord sur les hypothèses macroéconomiques qui fondent les programmes d’aide. Sur le terrain, ses 15 à 45 experts se déplaçant chaque trimestre dans les pays aidés pour vérifier l’application des réformes travaillent certes en bonne entente. Mais, dans la hiérarchie, c’est autre chose. Ainsi Olivier Blanchard, l’économiste en chef du FMI, a-t-il reconnu que l’impact récessif des mesures de rigueur exigées d’Athènes a probablement été sous-estimé. Une déclaration aussitôt contestée par M. Rhen. Pourtant, sous couvert d’anonymat, un haut responsable confie : « La vérité, c’est que ces hypothèses de travail sont moins économiques que politiques. »
Les divergences de vues entre les institutions ne sont pas seulement théoriques. Dès 2010, le FMI se prononça ainsi en faveur d’une restructuration de la dette grecque, qu’il jugeait déjà insoutenable. Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE, et la Commission européenne rejetèrent cette option. « Nous ne disposions pas de toutes les statistiques permettant d’estimer l’état réel des finances publiques du pays », plaide-t-on aujourd’hui à la BCE.
Pourtant, nombre d’économistes, comme M. Sapir et Jean Pisani-Ferry, du très sérieux think tank Bruegel, parvenaient déjà à l’époque aux mêmes conclusions que le FMI. La dette grecque fut d’ailleurs restructurée un an plus tard, fin 2011, dans des conditions bien plus douloureuses. De même, le FMI a toujours mis l’accent sur une dévaluation interne dans les pays sous tutelle, par la baisse des salaires, tandis que Bruxelles a privilégié la réduction des déficits publics. « Comme ils n’ont pas réussi à se mettre d’accord, ils ont exigé les deux mesures, alors qu’il aurait fallu mieux les coordonner », dit M. Lamberts. A ces critiques, la Commission rétorque qu’il est naturel que trois institutions aux traditions différentes ne partagent pas toujours les mêmes analyses. Mais elle refuse d’admettre que ces dissensions aient pu avoir un impact néfaste pour les pays aidés.
« Cela aurait au moins mérité un débat public », regrettent les eurodéputés auteurs du rapport, qui reprochent enfin à la troïka – c’est leur troisième critique – son manque de transparence dans ces décisions, parfois incompréhensibles. Pour ne pas dire dogmatiques.
A quel titre, lorsque la Grèce cherchait 325 millions d’euros pour boucler son budget 2012, ses experts ont-ils insisté pour qu’Athènes taille dans les budgets sociaux plutôt que dans les crédits à la défense ? Pourquoi renâclent-ils à évoquer la façon dont, fin 2013, ils ont tenté de convaincre les partenaires sociaux portugais de renoncer au salaire minimum (485 euros) ? « Parce qu’ils refusent d’assumer l’impact social des réformes qu’ils préconisent », assène Pervenche Berès, présidente socialiste de la commission emploi du Parlement européen, qui prépare un rapport sur ce point.
« Que ces choix soient pertinents ou non, ils auraient dû faire l’objet de débats devant les parlements nationaux, et non pas de manœuvres dans l’ombre », ajoute Liêm Hoang-Ngoc. Côté troïka, on rejette ces critiques avec véhémence. « Opaque ? Tous nos rapports sont accessibles sur le Net et nous n’avons rien imposé à personne : les pays concernés se sont librement appropriés nous recommandations », s’esclaffe-t-on à la Commission. Mais avaient-ils le choix ?
Les eurodéputés appellent la troïka à rendre plus de comptes devant les élus, locaux et communautaires. En espérant que leurs propositions ne soient pas enterrées par le nouveau Parlement élu en mai. Car si la troïka se dissoudra avec la fin des plans d’aide, les pare-feu permanents que la zone euro est en train de construire, comme le Mécanisme européen de stabilité (MES), pourraient bien souffrir des mêmes maux.
Marie Charrel