Comment intégrer les multinationales du numérique dans la fiscalité et dans l’économie de la création ?
Mobilisation contre l’impunité fiscale du GAFA:
– La fiscalité numérique a bénéficié ces derniers mois d’une attention particulière dans les médias, et plus encore ces derniers jours avec la visite du Président de la République française dans la Silicon Valley au cours de laquelle il a échangé avec les principaux dirigeants de ceux que l’on appelle désormais les géants du Net.
– Cette économie du numérique a connu un développement spectaculaire au cours d’une période brève (10 à 15 ans), et à sa simple évocation, les premiers noms qui viennent à l’esprit sont ceux de firmes multinationales américaines bénéficiant d’une situation d’oligopole voire de quasi monopole dans des secteurs aussi divers que ceux des réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram), les moteurs de recherche (Google), ou la vente en ligne (Amazon) et de manière plus étendue encore au sein de l’ensemble de la chaîne de valeurs, Apple à travers la production de terminaux mobiles et de conception ainsi que de diffusion d’applications digitales.
– Cependant, si ces mastodontes de l’économie numérique ont fait la une, ce n’est pas uniquement en raison de la croissance exponentielle de leurs activités, du public mondial qu’ils touchent ou encore de leur entrée en bourse et de leur capitalisation impressionnante: à cet égard, je rappellerai que Google est devenu la deuxième valeur boursière mondiale hier à la clôture de la Bourse de New York derrière Apple dont la capitalisation s’élève aujourd’hui à 472 milliards de dollars. En effet, ces firmes n’ont pas uniquement en commun un business model, fondé sur l’exploitation intensive et systématique de données provenant directement de l’activité de leurs utilisateurs, elles partagent aussi une stratégie de planification ou optimisation fiscale agressive visant à organiser leurs activités en utilisant au maximum les lacunes de la règlementation fiscale des Etats-membres et/ou communautaire en localisant leurs activités dans certains pays : Yahoo a ainsi suivi Google en annonçant il y a quelques jours le transfert de ces activités européennes au sein d’une structure établie en Irlande où les contrôles réglementaires sont plus allégés que dans d’autres Etats membres et où surtout l’impôt sur les sociétés est l’un des plus bas de l’Union en ne s’élevant qu’à 12,5%.
– En novembre dernier, une enquête du parquet de Milan a été ouverte contre Apple au sujet d’1,3 milliard d’euros que la firme américaine aurait caché au fisc italien ; en France, c’est Google qui fait l’objet d’une attention particulière de l’administration fiscale pour un montant qui varie selon les sources entre 500 millions et un milliards d’euros. Le rapport d’information de Pierre-Alain Muet et Eric Woerth de l’Assemblée nationale en juillet 2013 consacré aux pratiques d’optimisation fiscale des géants numériques, rappelait qu’une étude du cabinet Greenwich consulting notait que le GAFA – acronyme utilisé pour Google-Apple-Facebook-Amazon) aurait dû verser au fisc français un supplément de 828 millions d’euros sur ses revenus de 2011. Dans un contexte où les finances publiques ont été durement mis à l’épreuve par la crise financière et où les citoyens européens payent un lourd tribut, les multinationales de l’économie numérique sont désormais au centre des critiques au regard de pratiques exercées dans une zone grise où la justice et l’administration fiscale sont mises à rude épreuve pour situer la frontière entre le cadre légal et la fraude.
I) Premier enseignement à tirer de la croissance exponentielle de l’économie numérique : le modèle de croissance propre à un secteur situé au cœur de la mondialisation a pris de vitesse les règlementations fiscales nationales, européennes et internationales en raison du caractère immatériel des biens et services fournis par les firmes du secteur.
Les règles fiscales nationales appréhendent souvent la réalité de l’activité à travers le critère de la territorialité de l’impôt sur les sociétés qui se révèlent inadaptées aux spécificités de l’activité des firmes multinationales de l’économie digitale. Les critères de la présence matérielle de l’installation et de la permanence de son établissement, qu’on retrouve dans les conventions fiscales bilatérales sous la notion « d’installation fixe d’affaires », se révèlent inopérantes dans le cadre essentiellement immatériel des activités de l’économie numérique. De plus, l’activité des utilisateurs de l’économie numérique constitue à bien des égards un « travail gratuit » essentiel au développement des firmes dont la réussite dépend de la capacité à capter et à traiter les informations transmises volontairement par leurs utilisateurs. Or, au regard du droit actuel, ce « travail gratuit » ne saurait constituer une base juridique suffisante pour avancer sur la fiscalisation des activités de ce secteur en pleine expansion.
II) La question politique centrale est là encore, à l’image des réflexions portant sur l’harmonisation de l’impôt sur les sociétés à travers les propositions d’assiette commune consolidée : celle de la capacité des Etats membres à adopter une approche commune visant à favoriser la convergence règlementaire tant sur l’assiette que sur les taux envisagées pour aboutir à un juste recouvrement des recettes fiscales liées aux activités de l’économie numérique. Au-delà des considérations techniques visant à intégrer les compagnies internationales dans la dimension fiscale des Etats membres de l’Union, il convient de souligner la responsabilité majeure des acteurs politiques – en la matière, des chefs d’État et de gouvernement européens et la Commission européenne – pour mettre un terme à la concurrence fiscale déloyale. Il est permis de douter de la détermination de certains Etats membres qui persistent dans la stratégie de « free rider » (passager clandestin) au dépens d’une approche coopérative et qui continuent à considérer que l’attractivité de leur territoire national passe par une fiscalité moins élevée et des contrôles moins réguliers de l’administration fiscale par rapport à ceux en vigueur dans d’autres Etats membres.
III) Les règles fiscales internationales et européennes doivent être adaptées aux spécificités de l’économie numérique et faire l’objet d’un cadre commun à l’image de l’effort international de convergence réglementaire esquissée pour lutter contre l’évasion fiscale :
– Des réflexions ambitieuses mais encore balbutiantes ont déjà été initiées:
– à l’échelle nationale, la ministre du commerce extérieur Nicole Bricq a saisi le Conseil national du numérique en octobre dernier pour cerner les enjeux de l’accord de libre-échange actuellement en négociation avec les Etats-Unis afin d’en cerner précisément les enjeux en termes de fiscalité, de protection des consommateurs et de droits de la concurrence. Un rapport devrait être remis le mois prochain sur ce sujet qui devrait alimenter la réflexion à l’échelle communautaire.
– à l’échelle communautaire, un groupe d’experts placé sous la responsabilité du Commissaire européen en charge de la fiscalité M. Algirdas Semeta a été créé pour examiner les modalités d’amélioration des règles applicables au niveau communautaire au secteur de l’économie numérique. Chapeauté par l’ancien Ministre des finances portugais, M. Vitor Gaspar, ce groupe de haut niveau s’est réuni pour la deuxième fois à la mi-janvier et a notamment souligné les évolutions nécessaires à apporter au système européen de taxe sur la valeur ajoutée sur les services immatériels. Des propositions concrètes doivent être présentées dès le mois prochain et le rapport final devrait être publié avant la fin du mois de juin.
– au niveau international, l’OCDE a élaboré en juillet 2013 un plan d’action destiné à lutter contre l’optimisation fiscale qui devrait concerner près d’une cinquantaine d’Etats, qui sera opérationnelle dans 2 ans et qui devra se déployer parallèlement aux réflexions envisagées dans le cadre de la lutte internationale contre l’évasion fiscale. Ainsi, plusieurs pistes devraient être explorées, notamment l’obligation pour les firmes internationales de transmettre aux administrations fiscales nationales la répartition par État de leurs revenus, la réalité de leurs activités, la comparaison des sommes versées aux différents Etats au titre des impôts auxquels ces firmes sont assujetties. La tâche s’annonce complexe, en raison des difficultés techniques associées à la localisation des activités et de la création de valeur au sein des canaux de diffusion empruntés par l’économie numérique. C’est la raison pour laquelle il est essentiel que l’Union européenne parle d’une seule voix dans ce domaine de la fiscalité de l’économie numérique si elle souhaite défendre ses intérêts, à savoir assurer une juste contribution de ces « ogres numériques » aux finances publiques des Etats membres et participer à la mise en œuvre d’une stratégie européenne ambitieuse visant à combler le retard accumulé dans un secteur d’avenir.
Alors que le Parlement européen sera renouvelé le 25 mai prochain, nous devons faire de ce thème, un des thèmes importants de la campagne car il renvoie à celui de la justice fiscale auquel légitimement beaucoup de citoyens européens sont très attachés. Comme la lutte contre l’évasion fiscale ou les paradis fiscaux, ces questions sont difficiles à faire avancer du fait de l’unanimité requise au Conseil et de leur nécessaire dimension internationale. Cependant, à l’occasion des prochaines élections européennes, c’est aussi l’impulsion qui peut être donnée par la prochaine Commission européenne dans son pouvoir d’initiative et le Parlement européen dans son rôle de co-législateur qui se joue.