Vendredi 16 septembre 2016
Interview Toute l’Europe.fr
Après Microsoft, Fiat ou encore Starbucks, la Commission européenne s’est attaquée au géant américain Apple fin août, le contraignant à verser à l’Irlande la somme de 13 milliards d’euros d’impôts impayés. Une décision contestée à la fois par l’entreprise fondée par Steve Jobs et le gouvernement irlandais. Très active dans le domaine de la fiscalité, l’exécutif européen répond à une demande pressante des citoyens européens. La prochaine étape pourrait être la concrétisation d’un vieux projet européen : la mise en place d’une assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés.
Rencontrée à Strasbourg lors de la session plénière du Parlement européen, Pervenche Berès, cheffe de la délégation des socialistes français et spécialiste des questions économiques, a répondu aux questions de Touteleurope.eu. Selon elle, en matière de lutte contre l’évasion fiscale, quelque chose est bien « en train de se passer ».
Toute l’Europe : Un bras de fer s’engage entre d’une part la Commission européenne et d’autre part l’Irlande et Apple. Ces derniers peuvent-ils obtenir gain de cause ?
Pervenche Berès : Il va quand même falloir que l’Etat irlandais démontre pourquoi cette entreprise n’a payé que 0,005% d’impôts en 2014. La décision de la Commission est documentée et n’a pas été prise à la légère. Je comprends qu’elle déplaise. Elle remet en cause le modèle économique d’Apple et la stratégie de l’Irlande de se constituer en hub pour attirer les multinationales, qui vont maintenant y réfléchir à deux fois avant de s’installer dans ce pays si elles doivent ensuite rembourser de telles sommes.
Ce qu’il y a, c’est que le régime avantageux que l’Irlande accorde à Apple, comme le soutient la commissaire Vestager, constitue une aide d’Etat contraire aux règles de la concurrence, dans la mesure où il est spécifique et ultra-privilégié, et que les autres entreprises n’en bénéficient pas.
Sur le plan de la fiscalité, la Commission européenne en général et Margrethe Vestager en particulier semblent prendre le problème à bras-le-corps.
Je me rappelle avoir dit, quand l’affaire Luxleaks a éclaté, que Jean-Claude Juncker pourrait être le héros de la lutte contre l’évasion fiscale. Incontestablement, on voit bien que quelque chose est en train de se passer. C’est quand même une commissaire libérale sur le plan politique qui va au bout de la logique de la concurrence libre et non faussée.
L’attente des citoyens européens en la matière apparaît en tout cas immense…
Absolument. Comme je l’ai encore dit durant cette session plénière du Parlement européen, avec la fiscalité, nous sommes dans un domaine où les Européens attendent beaucoup. On a beau être tous accros à nos iPhones, on ne comprend pas que ces compagnies du secteur numérique, qui font aussi des profits avec nos données, ne payent pas d’impôts. Obtenir des résultats dans ce domaine serait par conséquent très lisible pour les citoyens.
En matière de fiscalité, il est difficile d’avancer car, en la matière au niveau européen, l’unanimité est la règle. Mais à l’heure où décrier la bureaucratie européenne est à la mode, il est intéressant de voir la Commission utiliser un autre biais – la concurrence – pour lequel elle est à l’initiative et où elle dispose de tous les pouvoirs, sans le carcan de l’unanimité, et ainsi obtenir des résultats formidables.
Les Etats-Unis ont critiqué la décision de la Commission vis-à-vis d’Apple, alors qu’ils font eux-mêmes la chasse aux mauvais payeurs. Comment jugez-vous cette attitude ?
Vous savez, les Américains sont les premiers à développer de manière systématique et avec une détermination sans faille ce que certains appellent le patriotisme économique. Cela se remarque dans le domaine de la fiscalité comme dans d’autres. Ils ne sont pas des enfants de chœur.
C’est pour cette raison qu’il est très important que la Commission européenne soit l’organe en charge du dialogue avec les Etats-Unis, au nom des 27 Etats membres. C’est le bon format.
François Hollande a fait de l’imposition des géants du numérique un cheval de bataille. Au point d’en faire un sujet de campagne pour la présidentielle 2017 ?
Pour lui, la décision concernant Apple va tout à fait dans le bon sens. Le président Hollande n’a d’ailleurs pas attendu d’entrer éventuellement en campagne et de peut-être briguer un nouveau mandat pour mettre l’accent sur ces sujets. Les socialistes français ont toujours plaidé pour davantage d’harmonisation fiscale. A cet égard, on voit bien qu’après ce cas Apple, ce que la Commission doit mettre sur la table, et le commissaire Moscovici nous l’a promis, pour le mois prochain, c’est une proposition en matière d’impôt sur les sociétés.
L’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés justement, il s’agit d’un serpent de mer pour l’Union européenne. L’heure de sa concrétisation est-elle venue ?
Je serai prudente, car j’ai eu ce dossier entre les mains lorsque j’étais présidente de la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen [de 2004 à 2009, ndlr], et je crois qu’on en était déjà à la deuxième tentative !
A l’heure actuelle, il y a un contexte favorable. Y compris au sein des Etats membres, qui ont besoin de retrouver des bases fiscales leur permettant de collecter suffisamment d’impôts pour diminuer leurs déficits. Et évidemment le cas Apple, mais aussi ceux relatifs à Fiat ou à Starbucks aident beaucoup.
Je vous pose la même question concernant la taxe sur les transactions financières. De la même manière que pour l’impôt sur les sociétés, le climat actuel est-il enfin le bon pour voir cet autre vieux projet européen aboutir?
C’est un sujet très difficile, car il y un lobbying intense. En fonction de là où vous mettez le curseur, vous touchez tel ou tel marché. D’où l’importance du travail concernant l’impôt sur les sociétés. En effet, si on harmonise les bases, les conditions de la concurrence deviennent plus saines, tout comme les conditions de l’imposition.
En plus, la taxe sur les transactions financières comporte la difficulté supplémentaire d’être une totale création. Dans la majorité des pays, il n’y a rien qui existe dans ce domaine.
Au cours de cette session plénière du Parlement européen, les discussions se sont également ouvertes concernant le budget européen pour l’année 2017. Ce dernier s’annonce une nouvelle fois restreint et sans réelle marge de manœuvre pour faire face à des enjeux tels que la crise migratoire ou l’investissement. L’UE peut-elle aussi se servir du contexte fiscal actuel pour relancer l’idée des ressources propres?
Sur cette question des ressources propres, un groupe a été mis en place autour de Mario Monti, à la demande insistante du Parlement européen, et un mandat lui a été confié pour réaliser un rapport.
A cet égard, une bonne manière d’alimenter le budget européen par des ressources propres serait de prévoir que ces amendes dans le domaine de la concurrence ne retournent pas vers les Etats membres, mais aillent plutôt dans l’escarcelle de l’Union. Du moins une partie. Les règles ne disent pas cela aujourd’hui, mais je trouve qu’il y aurait une certaine logique à cela.
De même, sans vouloir préjuger de ce que va dire le rapport Monti, le jour où nous disposerons d’un impôt sur les sociétés harmonisé, on facilitera l’existence d’une base pour un impôt dont une partie pourra aller alimenter des ressources propres.