Vendredi 6 juillet 2018
Interview parue dans Libération
Députée socialiste européenne Pervenche Berès, coprésidente de l’intergroupe Industries culturelles et créatives, estime que le projet de directive rejeté par le Parlement de l’UE ne menace pas les libertés, mais qu’avec son échec, c’est la culture qui est en danger.
Coprésidente de l’intergroupe Industries culturelles et créatives, Pervenche Berès est élue au parlement européen depuis 1994 où elle siège dans le groupe S&D (Alliance progressiste des socialistes et démocrates). Favorable au projet de directive sur le droit d’auteur mis en minorité jeudi par 318 voix contre 278 lors du vote du Parlement européen, elle reconnaît que les «Gafa qui volent les artistes et ne payent pas d’impôt ont gagné une bataille». Mais s’inquiète de «l’angélisme» de ceux qui pensent défendre les consommateurs en s’opposant au texte.
Vous le dites vous-même, c’est une grosse défaite pour tous ceux, à commencer par les sociétés d’auteur, qui se sont investies depuis des années dans ce combat au niveau européen…
Il faut le reconnaître, 40 voix, c’est un gros écart en notre défaveur. Le Parti populaire européen (droite) a plutôt tenu bon apparemment, il faudra voir ce qu’a donné notre camp. Tous ceux qui comme moi se battent depuis des années pour que les auteurs puissent disposer d’une juste rémunération à l’ère du numérique et de la diffusion massive de leurs contenus via les plateformes des Gafa ne peuvent cependant que déplorer la campagne de désinformation dont ce texte a été l’objet. Les mesures que nous proposons ne visent en rien à restreindre les libertés d’accès aux œuvres pour les usagers des réseaux contrairement à ce qui a été asséné par des groupes de pression qui ont bombardé ces derniers jours les boîtes mail des eurodéputés en se livrant à une propagande grossière.
Quelle philosophie du droit d’auteur défendez-vous à travers ce texte ?
Si l’on prend un peu de hauteur, on ne peut que constater que la tendance ces dernières années a été à la confiscation de la valeur générée par la diffusion de ces contenus par les grandes plateformes du numérique. Elle a été essentiellement captée à leur avantage sans qu’elle soit redistribuée à sa juste mesure aux artistes qui dans le meilleur des cas n’ont obtenu que quelques miettes. Or tout travail mérite rémunération, il faut je crois repartir de cette équation de base. On peut concevoir que le progrès technique génère un mouvement de «destruction créatrice» schumpétérien. Mais où est la création de valeur pour les artistes dans les nouveaux modèles économiques basés sur la publicité et l’exploitation des données des internautes mis en place par les plateformes ?
On s’est beaucoup focalisé dans ce débat sur la mise en place de filtres que dénoncent la plupart de ceux qui ont un minimum d’expérience de l’architecture de ces plateformes…
C’est étonnant de voir les Gafa s’inquiéter que l’on veuille leur imposer la mise en place de filtres avec des techniques de reconnaissance des contenus. En éditorialisant sa plateforme, YouTube n’a-t-il pas à sa manière mis en place toute une série de filtres afin que les contenus proposés à ses utilisateurs le soient en fonction de leurs goûts et de leurs historiques de navigation passés ? Ne s’agit-il pas là d’une forme de filtrage des contenus ? Comment peut-on, à propos de cette plateforme, parler de simple «hébergeur» de contenus postés par les utilisateurs ? Le tri est déjà là afin d’optimiser l’accès à la plateforme pour ses utilisateurs.
Le créateur de Wikipédia Jimmy Wales a appelé les députés à s’opposer à ce texte au nom de la démocratie et de la liberté et a reçu un écho favorable de l’immense majorité du monde de l’internet et pas seulement des Gafa. Vous n’êtes pas sensible à ses arguments ?
L’article 2 précise justement tout ce à quoi ce filtrage ne pourrait s’appliquer et c’est précisément le cas pour Wikipédia et les plateformes éducatives. Personne ne veut mettre en place un filtrage absolu qui aboutisse à une censure des contenus et d’ailleurs ce dernier ne serait rendu obligatoire que dans le cas où les plateformes n’auraient pas trouvé d’accord avec les ayants droits. Notre souci est d’aboutir à quelque chose de proportionné et transparent. Il s’agit d’établir un nouveau cadre juridique afin de permettre à ceux qui représentent les artistes et les éditeurs de presse de négocier avec les plateformes dans de meilleures conditions. Notre combat est celui du juste prix.
Vous dénoncez l’ironie qu’il y aurait à plébisciter le RGPD et à stigmatiser cette directive…
Oui. L’Europe peut se targuer à juste titre d’avoir fait adopter le RGPD qui établit clairement les devoirs des plateformes de contenus concernant la gestion de nos données personnelles. On a réussi à les réguler sur ce point mais je ne vois pas au nom de quoi les œuvres qui sont en quelque sorte, pardonnez-moi le raccourci les «données» des artistes n’auraient également droit à une protection digne de ce nom.
Le combat n’est pas terminé, disent les partisans du texte. Vous y croyez encore ?
Il y a un risque à ce que l’équilibre du texte qui avait été dégagé dans la mouture actuelle ne soit rompu. Il va revenir en examen en séance plénière avec la possibilité de rouvrir tous les aspects du dossier. On ne va pas certes repartir de zéro, beaucoup de travail a été fait, mais au vu du vote d’hier, ce ne sera pas facile de s’accorder sur une nouvelle version susceptible de présenter de réelles avancées.
Christophe Alix