Vendredi 8 mars 2019
Interview parue dans Revue Banques n°378
Si la création d’une garantie européenne des dépôts – pilier manquant de l’Union bancaire – a pris un important retard, elle fait actuellement l’objet d’efforts renouvelés : un groupe de haut niveau a été mis en place. Quelles sont les chances de ce groupe de débloquer la situation ? Pervenche Berès, membre du Parlement européen (groupe S&D), fait le point sur l’ensemble des dossiers concernant le partage des risques.
Quels sont les grands chantiers en matière de partage des risques et quel est leur degré d’avancement ?
Le partage des risques concerne trois principaux chantiers :
• le dossier le plus avancé est celui du filet de sécurité, le fameux backstop, alimenté par de l’argent public, qui sera utilisé si le Fonds de résolution unique (FRU) s’avérait insuffisant. La création de ce backstop était prévue depuis le lancement de l’Union bancaire lors du Conseil européen des 28 et 29 juin 2012. Son financement par le MES [1] a été décidé lors de la création du FRU. L’accord de principe sur la mise en place du backstop est – enfin – quasiment acquis ;
• le projet de création d’une garantie européenne des dépôts est également sur la table depuis juin 2012. En effet, l’Union bancaire devait initialement reposer sur trois piliers : la Supervision unique, la Résolution unique et un système mutualisé de garantie des dépôts. Ce troisième pilier n’existe toujours pas, la négociation est bloquée, mais des moyens sont déployés en ce moment pour aboutir ;
• enfin, le dossier concernant la création d’un embryon de budget pour la zone euro (ou « Fonction de stabilisation de l’investissement en Europe »), pour lequel je suis corapporteur, avance très difficilement et est menacé de se voir vidé de l’essentiel de sa substance.
Comment s’expliquent les difficultés à faire aboutir les dossiers qui concernent le partage des risques ?
Un certain nombre de pays du nord de l’Europe, menés par l’Allemagne, n’acceptent les avancées en matière de partage des risques qu’en échange de progrès sur la réduction des risques. Alors que la réduction des risques est bien plus avancée que le partage des risques, l’Allemagne demande aujourd’hui, en échange d’EDIS (Système européen de garantie des dépôts) et de l’embryon d’un budget pour la zone euro, une prise en compte du risque que présente l’exposition des banques à leur risque souverain et, sur le plan macroéconomique, le programme d’appui aux réformes [2]. Ce marchandage entre « Partage » et « Réduction » des risques empêche l’aspect partage de progresser plus rapidement : les demandes des pays qui privilégient la réduction se renouvellent sans cesse.
Ainsi, les autres pays voient sans cesse reculer le moment où l’on parlera sérieusement partage des risques, alors qu’ils font d’importants efforts pour réduire leurs risques (par exemple, en décembre 2018 ont été actés le « paquet bancaire » et de nouvelles dispositions pour réduire le poids des prêts non performants). Leur lassitude risque de mener à un blocage.
Pourtant, il semble crucial d’avancer sur EDIS si l’Union bancaire veut mettre fin à la situation de fragmentation du capital et de la liquidité au sein de l’Union bancaire ! Quelles sont les positions de la France et de l’Allemagne sur ce dossier ?
La France, où se trouve le siège de plusieurs très grands établissements, souhaite que ses banques puissent profiter de leur assise transfrontalière, c’est-à-dire ne pas avoir à accumuler du capital dans chacun des pays où elles sont présentes au travers de filiales. La réponse de l’Allemagne, jusqu’à présent, va dans le sens de la fragmentation : elle souhaite maintenir, à l’intérieur des filiales qui opèrent sur son sol, suffisamment de capital pour garantir les dépôts. En effet, la garantie des dépôts relève toujours de la responsabilité nationale. Mais pour les grandes banques, la situation est assez injuste : elles ne peuvent pas profiter de leur masse critique et la réglementation prudentielle leur impose des surplus de fonds propres en raison de leur envergure systémique.
L’aboutissement de la négociation sur EDIS profiterait aux banques françaises, car les pays « host » [3] auraient moins d’arguments pour maintenir la fragmentation.
L’Allemagne a donc une position de pays « host », en dépit de Deutsche Bank ?
En effet, l’Allemagne se comporte comme un « host », fait peu de cas de Deutsche Bank et coalise les pays host pour créer une majorité au Conseil.
Un groupe de haut niveau a été créé avec, pour mission principale, d’avancer sur EDIS ; croyez-vous que ce groupe va obtenir des résultats ?
Je veux y croire, mais je ne peux m’empêcher de douter… Et j’observe que, sur EDIS, comme sur le budget de la zone euro, et comme sur tous les sujets un peu sensibles, le couple franco-allemand délaisse la proposition de la Commission et utilise d’autres outils qui conduisent toujours dans les mêmes ornières.
L’un des membres de ce groupe de haut niveau propose de sortir de la dialectique réduction/partage des risques, considérée comme bloquante, en parlant plutôt de « legacy », l’idée étant d’admettre qu’il est difficile de mettre en œuvre la nouvelle réglementation bancaire sans régler au préalable les problèmes hérités du passé. Qu’en pensez-vous ?
Selon moi, il s’agit là de changer les mots tout en conservant le même raisonnement. La Commission est déçue de voir que le Conseil ne travaille pas davantage sur la base de sa communication sur EDIS. En effet, la Commission a déjà fait un pas pour débloquer la situation en publiant une Communication (le 11 octobre 2017). Cette Communication m’a d’ailleurs choquée, moi, comme le groupe S&D, car l’idée d’arriver progressivement, en trois étapes, à une mutualisation complète y est abandonnée : la Communication supprime la troisième étape, celle de la mutualisation complète. Ainsi, EDIS ne serait qu’un système de réassurance, sous forme de prêts remboursables.
Après des années de paralysie, aujourd’hui, la volonté politique d’avancer sur EDIS semble là. Dès lors, il eût été préférable de reprendre les discussions à partir de la Communication de la Commission plutôt que de créer un groupe de haut niveau qui risque d’accoucher d’un mécanisme encore moins ambitieux.
Quel regard portez-vous sur les avancées réalisées sur le dossier de la fonction de stabilisation dont vous êtes corapporteur ?
Le projet de création d’une fonction de stabilisation correspond à une proposition initiale de la Commission qui date du 31 mai 2018. Son nom complet est « fonction de stabilisation de l’investissement en Europe ».
Trois objectifs sont aujourd’hui envisagés par le Conseil pour cette fonction :
• la compétitivité, mais je ne vois pas en quoi la compétitivité constitue un sujet spécifique à la zone euro. Le besoin d’un budget d’investissement (sur les infrastructures par exemple) est aussi réel hors zone euro qu’en zone euro ;
• la convergence, qui constitue un vrai sujet zone euro. Nous devons trouver un moyen d’utiliser la politique de cohésion de façon intelligente dans la zone euro, c’est pourquoi j’avais proposé un code de convergence, sinon la méthode du contrat va s’appliquer : donner de l’argent aux pays qui réalisent des réformes structurelles décidées par « Bruxelles ». Or, si nous nous préoccupons uniquement des réformes structurelles, et pas de l’éléphant dans la pièce – i.e. les surplus allemands –, nous n’améliorerons pas significativement la situation économique de la zone euro ;
• la fonction de stabilisation : quand la zone euro est heurtée par la crise, les fonctions de stabilisation automatiques (indemnités chômage, niveau d’investissement public) sont touchées dans les États membres. Pendant la crise financière, les stabilisateurs automatiques des pays de la zone euro ont davantage souffert que ceux des pays européens hors zone euro. Ce mécanisme s’explique par l’impossibilité, pour les membres de la zone euro, d’agir sur leur monnaie. La fonction de stabilisation d’un budget de la zone euro est donc très légitime et nécessaire.
Et pourtant, seuls les objectifs de convergence et de compétitivité ont été retenus par le Conseil lors de l’accord intervenu à l’Eurogroupe du 3 décembre 2018. La déception fut forte, car l’accord de Meseberg [4] du 19 juin 2018, était tout de même assez complet. Et en novembre, à l’occasion du suivi de Meseberg, le texte publié comprenait bien les trois objectifs : compétitivité, convergence et stabilisation.
Mais le Conseil a finalement choisi d’avancer seulement sur la compétitivité et la convergence et il décide d’écarter l’objectif de stabilisation, qui est l’objectif le plus légitime.
De plus, ces objectifs de compétitivité et de convergence, ne sont en réalité abordés que du point de vue de la mise en œuvre d’un programme de réformes structurelles. C’est du moins ce que montrent les conclusions du sommet européen de décembre 2018.
En janvier dernier, Mario Centeno, président de l’Eurogroupe, est parvenu, à force de persévérance, à réintroduire l’objectif de stabilisation, mais le 12 février 2019, dans les conclusions de l’Eurogroupe, cet objectif avait disparu.
Les Allemands sont intéressés par la partie qui concerne les réformes structurelles et les Français ont cédé. Toutefois, la position du Parlement est sans doute sensiblement différente de celle du Conseil.
Quelle est maintenant la capacité d’action du Parlement et pourquoi votre corapporteur, Reimer Böge [5], a-t-il démissionné le 4 février 2019 ?
Avec Reimer Böge, nous avions fait évoluer la proposition initiale : lorsqu’un pays est victime d’un choc asymétrique qui se manifeste dans l’évolution de son taux de chômage, plus défavorable que l’évolution du taux de chômage des autres États membres, l’embryon de budget de la zone euro a pour vocation d’aider ce pays à maintenir son niveau d’investissement public. M. Böge et moi-même avons ajouté que le budget devrait aussi être en mesure d’aider le pays à financer son système d’indemnité chômage avec un mécanisme de réassurance.
Ce sujet faisant l’objet d’un débat en Allemagne au sein de la grande coalition, Reimer Böge a dû démissionner, car il a été désavoué par sa délégation, la CDU/CSU, sans que l’ensemble de son groupe ne se soit pour l’instant prononcé…
Je suis en panne, car j’attends un nouveau corapporteur qui sera désigné par le PPE. Cela ne m’empêche pas d’avancer avec les Libéraux et les Verts pour étudier ce que le Parlement peut proposer.
Dans la mandature actuelle, quel est l’avenir de ce projet d’embryon de budget ?
Ce dossier n’aboutira pas ; le Conseil a déjà laissé tomber cette proposition.
Le Parlement va simplement planter une graine, dire que la proposition de la Commission fait sens et indiquer comment il serait souhaitable de la faire évoluer. Je vais également montrer dans quelle mesure la proposition est soutenue par les députés ; je vais provoquer le vote, quitte à perdre, car je veux acter ce que pensent les différents groupes.
Quant à la Commission, elle sait que sa proposition est morte, étant donné l’évolution du débat au Conseil. Elle s’apprête à publier une nouvelle proposition sur la base de ce que le Conseil souhaite, c’est-à-dire un projet limité à la compétitivité et à la convergence.
Cela n’a pas grand-chose à voir avec l’élan donné par Emmanuel Macron lors de son discours enflammé le 8 septembre 2017 à Athènes…
Le décalage est en effet saisissant !
Angela Merkel n’a pas voulu jouer le jeu ?
Angela Merkel travaille beaucoup, donc il n’est pas concevable d’attirer son attention au dernier moment, juste avec des discours. Il faut travailler, faire des propositions et il faut entretenir la flamme ; la France n’est pas assez sérieuse, pas assez assidue… En 25 ans de mandat, je n’aurai pas vu la naissance du budget de la zone euro. Le premier vote du Parlement européen sur le sujet – une résolution pour un mécanisme d’ajustement en cas de choc asymétrique – date pourtant du 17 décembre 1998 !
Si un progrès a bien été réalisé sur le front du partage des risques, c’est avec la création du backstop…
Certes, mais nous avons beaucoup attendu, car ce backstop était déjà acté depuis l’origine de l’Union bancaire ; il manquait simplement sa mise en œuvre. Maintenant la balle est dans le camp du Conseil ; du côté du Parlement, le rapport consultatif sur la transformation du MES [6] pour qu’il accueille la fonction de backstop est en principe finalisé.
Pourquoi le partage des risques est-il nécessaire ?
Sans partage des risques, la zone euro est menacée de chaos. Le partage est indispensable pour que l’euro fonctionne.
On doit éviter une deuxième crise du type crise grecque, laquelle a été traitée de façon intergouvernementale, ce qui est hystérisant, blessant et trop coûteux. Nous devons donc, avant qu’une nouvelle crise ne survienne, mettre en place des mécanismes stabilisateurs automatiques ; il doit être établi, une bonne fois pour toutes, quels leviers doivent être actionnés en cas de problème.
Propos recueillis par Sophie Gauvent
[1] Mécanisme européen de stabilité : outil de gestion des crises financières au sein de la zone euro.
[2] Le programme d’appui aux réformes consiste à encourager financièrement les pays qui mettent en place des réformes structurelles.
[3] Les pays « host » sont les pays où se trouvent les filiales d’un groupe bancaire, le pays « home » étant celui où se situe le siège du groupe.
[4] Au Château de Meseberg, le 19 juin 2018, Emmanuel Macron et Angela Merkel se sont entendus sur la création d’un budget de la zone euro avant 2021.
[5] Membre du Parlement européen, groupe PPE.
[6] Sur le MES, voir l’interview de Pervenche Berès, « Les demandes des avocats de la réduction des risques sont sans fin », Revue Banque n° 827-828, janvier 2019, p. 72.