Libres-échanges. Mme Pervenche Berès, députée européenne : «Le libre échange n’a pas réduit les inégalités, au contraire !»

Rencontrée sur le site du Forum social mondial de Dakar, la présidente de la Commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen, Mme Pervenche Berès parle avec conviction des origines sociales de la crise mondiale, la responsabilité sociale des entreprises multinationales et le concept d’un juste échange.

Peut-on savoir dans quel cadre vous vous trouvez au Sénégal.

Je préside, au Parlement européen, la Commission de l’emploi et des affaires sociales. Dans ce cadre, c’était important que des membres du Parlement européen, qui s’occupent de ces questions-là en Europe viennent comprendre, regarder, s’intéresser à ce qui se passait dans le Forum social mondial. C’est la première fois qu’une commission du Parlement européen participe au Forum. On a souvent vu des députés européens participer dans le cadre d’activités personnelles, d’Ong ou de partis politiques. Mais une commission du Parlement européen, c’est la première fois. C’est d’autant plus important que cette année, le forum se déroule dans un contexte de crise mondiale. Une crise qu’on a beaucoup qualifiée de crise financière et qui est devenue une crise économique, mais aussi une crise sociale. Je suis d’autant plus heureuse d’?a?voir pu amener cette Com?mission de l’emploi, que je suis le rapporteur d’une commission spéciale qu’on a mise en place sur la crise financière, économique et sociale. Je considère que cette crise, la crise dans laquelle nous sommes, a aussi des origines sociales. Donc c’est très important de voir comment cette question est débattue ici et comment peut-il y avoir une mobilisation, avec la force du Forum social mondial.

C’est intéressant que vous parliez des origines sociales de la crise alors qu’on pense souvent que les peuples sont en train de subir cette crise qu’ils n’ont pas provoquée mais qui leur est tombée dessus, et que ce sont les banquiers qui en ont tiré profit. Comment pensez-vous qu’on peut, dans le débat politique, résoudre ce genre d’équation ?

Je dis qu’il y a des origines sociales à la crise, car avec la financiarisation de l’économie, il y a eu une aggravation des inégalités. Entre les pays, et entre l’Europe et l’Afrique, par exemple. Le libre échange et la libre circulation du capital n’ont pas permis de réduire les inégalités. Au contraire ! Ils ont provoqué une crise très grave parce qu’il n’y avait pas assez de régulation des marchés financiers. A l’origine de la crise sont les subprimes, les logements aux Etats-Unis. Mais les gens concernés n’étaient pas assez payés, ils devaient s’endetter, à des taux pas soutenables. Si on veut que cela ne se reproduise pas, il ne faut pas laisser ceux qui sont à l’origine de cette crise et qui ont contribué à la financiarisation de l’économie, trouver seuls les réponses, sans que les questions sociales soient posées.

D’où votre idée de taxer les transactions financières ?

C’est la première mesure dans le débat, avec une valeur symbolique. Qui est de montrer qu’il faut réguler les transactions financières et que la libre circulation du capital ne permet pas une allocation optimale des ressources. Cela permettrait aussi de dégager les ressources pour financer le développement et les investissements créateurs d’emplois. Mais, les gens qui s’occupent des questions sociales ne sont pas assez entendus par ceux qui font la régulation financière. Il y a une hiérarchie dans la pensée, comme si ceux qui s’occupent du social ne sont pas au même niveau que ceux qui s’occupent des questions économiques. Or, ces économistes proposent souvent des solutions sans tenir compte de la question fondamentale. Qui est de savoir comment on peut améliorer les conditions de vie des hommes et des femmes sur cette planète et comment on peut leur permettre de vivre décemment, donc d’avoir un emploi.

Mais quand vous parlez d’améliorer les conditions de vie des personnes et du travail, pensez-vous aussi aux travailleurs des pays du sud ? Il y a une forte tendance à l’émigration de travailleurs qualifiés de ces pays vers les pays du nord. Et souvent, les travailleurs du nord pensent que ces gens viennent pour leur arracher leur emploi.

Une chose me frappe : quand c’est une migration du sud vers le nord, on parle d’immigrer. Et dans l’autre sens, on parle d’expatrier. Pourquoi est-ce qu’il y a deux mots pour la même chose ? Au sein de la Commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen, nous nous battons pour que les migrants, lorsqu’ils arrivent en Europe, aient les mêmes droits que les travailleurs d’origine européenne. L’Europe a besoin d’eux parce qu’elle n’a pas assez de main-d’œuvre pour remplir tous les postes de travail. Il est vrai qu’aujourd’hui avec la crise, il y a plus de chômage. Mais compte tenu des évolutions démographiques, la migration sera nécessaire. Si on veut que l’intégration se passe bien, c’est-à-dire que ceux qui viennent apporter leur force de travail en Europe ne soient pas le «lumpen prolétariat» de l’Europe, il faut qu’ils aient les mêmes droits. Cela, pour empêcher que cette force de travail soit utilisée pour organiser la concurrence entre les travailleurs. Mais, la solution pour l’Afrique ne peut pas être que la migration. Chacun a envie de pouvoir vivre et travailler au pays. La question est de savoir comment les multinationales interviennent ici, comment est-ce que l’argent collecté par les multinationales est rapatrié, ou réinvesti sur place. Bref, la façon dont les réseaux de banques utilisent l’argent des migrants qui est envoyé à la maison. Comment est-ce qu’on peut créer des conditions et des infrastructures qui permettent aussi aux Africains de rester à la maison, s’ils le souhaitent, et créer de la valeur ajoutée à la maison ? Cela fait partie des choses sur lesquelles on a besoin de travailler.

Lorsqu’on regarde les difficultés que rencontrent les économies africaines aujourd’hui, beaucoup de ces problèmes-là sont dus à l’investissement direct, étranger et européen. Quelles stratégies proposez-vous pour lutter contre ces dérives ?

C’est tout à fait essentiel. Pendant très longtemps, un des critères pour dire qu’une économie était en bonne santé, c’était le taux d’investissement direct étranger. A ce titre, le pays qui avait le plus gros titre d’investissements directs étrangers était le pays gagnant. En Europe, l’Irlande était l’un de ces pays. Mais les investisseurs sont venus sur des stratégies de niche en négociant des conditions tout à fait extraordinaires. Ils ne se sont pas servis de la structure et des conditions économiques qu’ils trouvaient sur place pour irriguer l’économie ou pour organiser une formation des gens qu’ils employaient. Du coup, il y a un comportement de vautours : je viens prendre ce que je peux avoir sur place, et je fais ma libre circulation. La façon dont les multinationales se comportent, de la manière la plus criarde, c’est sur les questions d’extraction minière. Aujourd’hui, s’y ajoute l’accaparement des terres. Je ne pense pas que ce dernier point se fasse au profit des populations rurales du Sénégal. C’est une vraie source d’inquiétude parce qu’un peuple qui ne maîtrise pas son destin à l’heure de la mondialisation va rencontrer de grandes difficultés. On discute beaucoup des critères alternatifs au Pnb. La façon d’évaluer l’investissement direct étranger est quelque chose qu’on doit regarder de près. La France est un pays qui, pour ce qui est de l’investissement direct étranger à l’échelle européenne, est très bien placée. Mais si les émirs du Qatar recyclent du pétrole arabe en achetant des biens immobiliers qui deviennent tellement chers que plus personne ne peut y habiter, ça n’est pas un bon investissement pour les Français. Pourtant, on a besoin d’un investissement étranger. Mais d’un investissement étranger soutenable dans l’intérêt du pays, avec un bénéfice mutuel ! Ceux qui viennent travailler et utiliser les ressources ici, doivent payer des impôts adaptés et prendre leur part de responsabilité collective.

Est-ce que vous voyez une possibilité pour l’Afrique de s’en sortir sans qu’elle ne renforce ses structures panafricaines ?

Tout ce qui peut permettre de compter sur ses propres forces relève d’une stratégie juste. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas coopérer à l’échelle internationale, bien au contraire. Il faut être fort à tous les niveaux. Il ne faut pas penser que tout va dépendre d’un niveau, que l’aide au développement va tout nous apporter. Il faut être fort soi-même et se renforcer en tant que structure internationale pour pouvoir causer dans le débat mondial. Parce qu’à l’échelle mondiale, pour peser sur la gouvernance, il faut avoir voix au chapitre au G20, au Fmi, etc. Et si le Sénégal cherche sa voie pour lui tout seul, ça ne va pas marcher. Une intégration régionale est ce qui permettra à l’Afrique de l’ouest d’avoir droit au chapitre quant à ses préoccupations, porter et interpeller celles des autres.

Pour revenir à la responsabilité que vous aviez mentionnée, quel rôle,  dans le contexte de la crise – pour la responsabilité sociale des entreprises ou des investisseurs étrangers ?

Ces investissements sont en partie utiles pour les économies. Mais finalement ils ne répondent à aucune gouvernance mondiale. Sous la pression des opinions publiques, que cela soit en Europe ou en Afrique, on peut finalement entrer dans une logique de codification. Ce qui serait une bonne pratique. Mais il y a un débat, parce que le jeu des entreprises est de se servir de cette responsabilité sociale comme dans un effet de réputation pour améliorer leur image de marque. Et ainsi, on voit aux Etats-Unis que Bill Gates préfère créer sa fondation pour donner l’impression qu’il est extrêmement généreux. On voit bien cette idée qu’on crée soi-même le bien. Alors qu’une répartition, une redistribution organisée au sein de la société me semble plus démocratique que la charité organisée par ceux qui ont accaparé et mobilisé de la puissance pour servir leur image. La responsabilité sociale des entreprises ne peut pas être qu’un effet députation, mais doit être utile pour les travailleurs de ces entreprises et pour les pays dans lesquels ces entreprises interviennent. D’où l’importance de regarder les questions de fiscalité, des coûts de transferts, ou de normes comptables. C’est notamment sur la question minière, sur la non-identification de ce qui est pompé des pays au nom de la transparence, qui permettent de tout réintégrer dans les lieux où ça sera le moins abusé.

A votre avis, il fallait donc créer des instances de contrôle, pour lutter contre une fausse responsabilité sociale simplement prétendue ?

Si vous voulez que les entreprises fassent preuve de bonne volonté en mettant en œuvre les principes de responsabilité d’une entreprise, je n’y vois que des avantages. Mais elles doivent accepter les étapes d’après. Par exemple, rentrer en discussions avec l’Oit, en matière de conventions. Cela doit être une des étapes de la responsabilité sociale des entreprises.

Pour revenir un peu à la question de la migration. En France, et dans d’autres pays européens il y avait un débat, il y a deux ans. On a décidé d’imposer ce qu’on a appelé l’immigration choisie, la «carte bleue». Pour beaucoup de gens ici, cela a été perçu comme si les Occidentaux se permettaient de choisir qui avait faciès le plus convenable pour aller chez eux, et de rejeter tous les autres. Qu’est-ce que vous en avez pensé ?

La carte bleue est, effectivement, une disposition sur mesure pour répondre aux besoins de l’Union européenne. Mais ce n’est pas une réponse aux besoins de l’Afrique. Pour que cela soit une réponse aux besoins de l’Afrique, il faudrait l’accompagner d’une vraie stratégie qui permet à ces gens qui bénéficient de la carte bleue de retourner et de faire profiter de leur expérience, de développer leur propre stratégie, leur propre entreprise.

Depuis 2004 se font les négociations avec l’Union européenne sur les Ape, mais qui n’avancent toujours pas, alors que ça devrait être conclu depuis 2007. Parce que les deux parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur ce que veulent les Africains et ce que sont prêts à accorder les Européens. Il y a même un débat sur l’opportunité de contourner ces accords. En tant que parlementaire européenne, qu’en pensez-vous ?

Même au Parlement européen, nous avons des débats sur ce sujet. Les Ape, tout le monde a compris que ça allait mettre plus de temps que prévu. Au sein du groupe socialiste, des voix se sont exprimées pour dire qu’il n’est pas possible que l’Union européenne aille négocier avec chaque pays individuellement en Afrique. C’est un échange inégal ! D’où le fait que la question de la sous-région est une question stratégique. Si vous aviez une sous-région avec une intégration nationale forte à négocier avec l’Union européenne, la partie serait plus équilibrée. Si la question d’emploi et des conditions d’emploi n’est pas au cœur des Apes, il n’y aura pas de juste échange. Il fallait compter sur vos propres forces et mettre en œuvre non pas le libre échange, mais le juste échange.

Quel rôle, dans tout cela, pour les droits de l’Homme sociaux ?

Un aspect pertinent est le permis unique qui permettrait à un travailleur qui arrive au sein de l’Union européenne d’avoir à la fois le titre de séjour et le titre de travail. Parce que vous avez des migrants régularisés – ils ont donc le droit de séjour – mais qui ne peuvent pas travailler. Il y a aussi des multinationales ou des entreprises qui donnent des contrats de travail, par exemple à un Sénégalais, mais il n’a pas de titre de séjour. Pour résoudre cela, on discute en ce moment sur un permis unique avec les mêmes droits pour les immigrants que pour les nationaux. Pas pour freiner l’immigration ! Mais pour que cela soit un partenariat gagnant-gagnant. Dans les Ape, si on pose la question d’emploi, on doit poser aussi les questions sociales. Comme les conditions dans lesquelles le retour des migrants, une fois qu’ils ont acquis l’expérience, peut-être organisé ou la question de portabilité de droits. Au sein de l’Union européenne, nous avons une responsabilité vis-à-vis de l’Oit (Ndlr : Organisation internationale du travail). Nous voulons toujours que les pays africains aillent signer toutes les conventions de l’Oit. Mais tous les pays de l’Union européenne n’ont pas signé ces conventions, nous devons les signer ! Le fait que l’Oit soit intégrée dans la gouvernance mondiale est important. Il y a eu un premier G20 des ministres des Affaires sociales, il va y avoir un deuxième. C’est essentiel. Je préfère la gouvernance mondiale à un Fmi bien reformé plutôt qu’au G20. Je préfère encore plus la gouvernance mondiale dans le cadre Onusien. Parce que le Fmi tient trop à la stabilité fiscale, la stabilité des banques, la stabilité financière. Dans ce cas, la question des droits sociaux ne sera pas au bon niveau de l’hiérarchie. Si on veut que la question sociale soit à l’agenda, il faut dans cette enceinte, qu’il y ait la démocratie. Pour faire monter en puissance cet agenda-là, je tiens à la notion de juste échange. Un échange libre qui permet la libre circulation des capitaux, mais qui n’a jamais permis la libre circulation des personnes, n’est pas vrai. Le con?cept qu’on doit promouvoir est le juste échange. Et dans cela, la question de la justice sociale est d’une grande importance.

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