Lundi 6 juin 2016
Revue « Regard sur les droites » –
Interview de Pervenche Berès
Présidente de la Délégation socialiste française au Parlement européen
Députée européenne, pour la circonscription Ile-de-France et Français établis hors de France
« L’ampleur de la mutation et l’incompréhension qui en résulte, expliquent le décrochage des jeunes et de toute une partie de l’opinion tentée, aujourd’hui, par le vote FN »
Les élections régionales de décembre dernier se sont soldées par une nouvelle et forte poussée du Front national, en France. Dans le reste de l’Europe, les partis populistes ont également le vent en poupe, et participent même au pouvoir dans cinq pays de l’Union. Comment analysez-vous ce phénomène ?
Ce phénomène s’inscrit dans une remise en cause globale des partis politiques traditionnels. En parallèle du résultat enregistré par ces mouvements nationalistes, on voit aussi des candidats hors système ou surprise émerger, comme Bernie Sanders aux Etats-Unis, ou Jeremy Corbyn au Royaume-Uni. Ou bien encore la percée de Podemos avec Pablo Iglesias en Espagne, de Syriza avec Alexis Tsipras en Grèce, ou même des mouvements comme Nuit Debout en France. Le FN l’a bien compris et c’est pour cela qu’il se présente comme la seule alternative. Ceci démontre à quel point l’offre politique est devenue plus complexe, en Europe mais aussi aux Etats-Unis.
La représentation parlementaire classique est remise en cause par une appropriation de la chose publique à travers des outils fondamentalement différents. À commencer par les réseaux sociaux qui ont bouleversé les comportements électoraux et l’engagement citoyen. Chacun partage le sentiment qu’il peut, à travers les réseaux sociaux, prendre pleinement part au système et en devenir directement acteur. L’instantanéité induite par les réseaux sociaux pousse à partager du contenu sans toujours prendre le temps de la réflexion, sans parler des montages et fausses informations qui y circulent en cercles fermés et des algorithmes qui suggèrent du contenu similaire à celui que vous lisez déjà. Internet et les réseaux sociaux sont des outils utiles à la démocratie et à l’engagement : mais une éducation spécifique au numérique est indispensable, tout comme une réflexion sur la portée politique et sociétale des algorithmes.
Face à ce flottement de la structuration démocratique, les mouvements nationalistes comme le FN, sont très à l’aise. Le FN dispose d’une forte expérience dans la communication directe, il était l’un des premiers partis politiques à être présent sur le Minitel et le premier à disposer d’un site Internet dès 1994. Aujourd’hui les responsables, militants et sympathisants du FN sont très présents et particulièrement bien structurés sur les réseaux sociaux. Et je ne suis pas certaine, sur ce point, que les autres partis aient su suffisamment se renouveler, en termes de représentations et de pratiques.
Comment analysez-vous ce phénomène ?
Pour beaucoup, ceux qui se confortent dans le nationalisme sont nécessairement des nostalgiques de l’État-nation, mais aussi d’une époque révolue, les Trente Glorieuses, quand le Mur de Berlin divisait l’Europe en deux parties distinctes : un impérialisme européen qui ne disait pas son nom et une perspective de progrès sans limites. Aujourd’hui, ce modèle est fondamentalement ébranlé. Il est clair qu’un travail d’accompagnement de la pensée et d’explication du nouveau monde qui laisse beaucoup de gens sur le côté, n’a pas été effectué.
La nature de la construction européenne, depuis la crise financière de 2008, est-elle à l’origine de ce regain populiste ?
C’est une des causes. La crise financière est apparue comme le révélateur du risque de déclassement que ressent toute une partie de la population. La manière dont la crise a été gérée par une série de décisions prises trop tardivement et trop timidement a renforcé ce sentiment.
Dès 2008, le risque d’une privatisation des profits et d’une mutualisation des dettes a été perçu avec force par beaucoup. L’impression que les Etats se soient efforcés de sauver les banques, plutôt que les emplois n’a fait qu’accentuer le malaise. Les travaux de l’économiste, Tony Atkinson, sont à cet égard particulièrement éclairants. Il établit un lien entre la crise et la montée en puissance des inégalités. Et effectivement, avec et depuis les Trente Glorieuses, la répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail n’a cessé de se dégrader. Atkinson montre ensuite que la crise elle-même produit de nouvelles inégalités. L’ampleur de cette crise, l’incompréhension et la peur pour l’avenir qui en résultent, expliquent le décrochage des jeunes et de toute une partie de l’opinion tentée, aujourd’hui, par le vote FN.
N’oublions pas, non plus, la séquence politique intervenu en Grèce. L’idée que l’on ait pu, au lendemain d’une élection démocratique faite sur un programme de refus de l’austérité, imposer à un pays souverain des conditions aussi drastiques pour résorber sa dette intérieure a braqué une partie de l’opinion, pendant que d’autres – proches du FN et des mouvements nationalistes – dénonçaient un diktat de Bruxelles et de Berlin tout en s’opposant à tout nouveau plan d’aide pour la Grèce financé sur « le dos du contribuable français ». Tout cela contribue au regain du populisme.
La crise des réfugiés et l’annonce de nouvelles vagues migratoires ne contribuent-t-elles pas à renforcer ce problème ?
Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, le FN a toujours surfé sur la question migratoire. Ce drame ne fait donc qu’alimenter son fonds de commerce. Dès lors que cet élément se conjugue avec la crise financière, la situation devient propice pour séduire un électorat déclassé ou ayant le sentiment ou la crainte de l’être. En parlant des « oubliés » de la République, le FN s’emploie à démontrer qu’on a laissé pour compte toute une partie de la population.
L’expression des parlementaires européens frontistes est, à cet égard, très significative. Le FN réfute l’idée même d’accueil de réfugiés et parle de « clandestins » ou d’« immigrés », en clair de « personnes qui viennent voler les emplois et profiter des aides sociales ». Il dénonce une « préférence étrangère » menée au détriment des citoyens français. N’oublions pas, sur ce point, que l’une des principales revendications de David Cameron, pour calmer son opinion publique, est d’exclure les migrants des prestations sociales. Un sujet sur lequel le FN est en total accord ! Ce discours est pourtant contredit par les faits. Les chiffres de la Commission européenne montrent qu’en novembre 2015 l’immigration a généré une hausse de 0,3 % de croissance, à l’échelle européenne, et de 0,5 % en Allemagne. Ce mouvement de population se traduit donc, dans les faits, par une relance bénéfique pour tous.
Mais en réalité, pour le FN, la question n’est pas tant celle du « flux » que celle du « stock ». Il ne préconise pas seulement de fermer les frontières pour bloquer de nouveaux arrivants, mais veut aussi installer la guerre entre les Français de souche et les autres. Le discours sur la théorie du « Grand remplacement » est aujourd’hui conforté par l’accueil des réfugiés, avec l’idée insupportable que les demandeurs d’asile viendraient peu à peu se substituer au peuple européen. Ceci conduit à une contradiction profonde, puisque le parti frontiste prétend défendre la République. Or, la question de l’intégration est un élément constitutif de son socle.
La menace du Brexit et une victoire du non en Angleterre, ne risquent-elles pas de donner du grain à moudre aux partis nationaux-populistes ?
Au Parlement européen, Madame Le Pen n’est jamais parvenue à nouer la moindre alliance avec le UKIP de Nigel Farage, le parti pour l’indépendance du Royaume-Uni. Son groupe ne comprend qu’une élue britannique exclue de ce parti suite à une affaire de fausse facture. Ceci n’empêche pas le FN d’utiliser le cas britannique pour vouloir imposer l’idée, en France, d’une renégociation avec la Commission et d’un référendum. On ne peut, à cet égard, qu’être frappé par l’amateurisme de la cheftaine du FN et sa simplification des situations. Peut-on comparer la France au Royaume-Uni dans leurs relations avec l’Union européenne ? La France est un des membres-fondateurs de l’UE, elle fait partie de l’espace Schengen et de l’eurozone. Les conséquences d’une sortie de l’Union de notre pays n’auraient rien à voir avec celles qu’elles auraient pour l’économie britannique, alors que le FMI lui-même s’inquiète d’ores et déjà des effets d’une sortie éventuelle du Royaume-Uni de l’UE sur l’économie mondiale. Les Britanniques ont, depuis l’origine, une relation spéciale à l’UE. Un départ de la France aurait un effet systémique.
Existe-t-il une homogénéité entre les mouvements nationalistes ?
Depuis qu’elle a été élue au Parlement européen, Madame Le Pen se donne beaucoup de mal pour incarner une conjonction entre un souverainisme total et la structuration européenne d’un mouvement nationaliste européen d’abord pour pouvoir pour elle-même disposer des moyens d’un groupe politique. En juin 2015, elle a réussi à créer un tel groupe politique (1) au Parlement européen en s’alliant avec d’autres partis nationalistes d’Europe. Cette nouvelle situation a favorisé l’influence et la structuration des nationalistes et populistes au sein de l’institution et leur a donné accès à un nouvel espace d’expression, autour des principes de souveraineté et de « nations libres ». Le Parti de la liberté d’Autriche (Freiheitliche Partei Österreichs, FPÖ) de Heinz-Christian Strache et de Norbert Hofer représente un véritable modèle pour le FN. Il s’en est largement inspiré dans le processus de dédiabolisation et aujourd’hui les élus frontistes se précipitent pour féliciter leurs homologues autrichiens, après les dernières élections présidentielles en Autriche.
Les relations étroites entretenues entre le FPÖ et l’Alternative pour l’Allemagne (Alternative für Deutschland, AfD) ont certainement convaincu Marcus Pretzell (AfD) de rejoindre le groupe « Europe des Nations et des Libertés » de Madame Le Pen. Cependant, ce succès reste mitigé. Un seul des membres de l’AfD a franchi le pas, contre les orientations nationales du parti. L’autre élue a préféré s’allier avec Nigel Farage qui refuse jusqu’à maintenant de s’associer avec le FN. Ce dernier impose également quelques lignes rouges en refusant tout contact avec Aube Dorée grecque ou certains députés non-inscrits. Ceci démontre à quel point les projections de l’extrême droite, au sein de l’espace européen, sont compliquées.
Au-delà, le repli identitaire peut-il être le vecteur d’une confusion des droites ?
Lorsque Madame Morano, députée européenne, évoque la race blanche, elle entretient clairement la confusion des genres. Nous constatons une radicalisation des droites sur les questions migratoires et des dérapages incessants sur la non-appartenance supposée des migrants à la chrétienté. On entend ce discours, en France, mais aussi ailleurs en Europe, que ce soit dans la bouche de Viktor Orban en Hongrie mais aussi dans celle du Chef de gouvernement socialiste slovaque, Robert Fico. Il est urgent que chacun commence par balayer devant sa porte. Le camp des progressistes doit être exemplaire sur ce point. Ceci vaut aussi à l’égard de l’Autriche, avec la question de la fermeture des frontières et la résistance au candidat FPÖ. La démission du social-démocrate Werner Faymann au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle dans ce pays, où il a été accusé d’avoir trop surfé sur les thèmes de l’extrême droite, est de ce point de vue, significative. Je regrette que les lignes de défense ne soient pas toujours assez claires. Le risque de confusion et de pollution est, de toute évidence bien présent.
N’y a-t-il pas lieu d’améliorer le gouvernement de l’UE pour préserver – ou renforcer – le modèle social européen ?
Nous nous trouvons à un moment charnière de la construction européenne, et avons besoin de clarification. Lors d’une mission d’observation en Grèce en avril dernier, certains interlocuteurs nous ont affirmé qu’il était difficile de demander aux Grecs de payer l’impôt, s’ils n’en percevaient pas le moindre gain en retour. Ne serait-ce qu’en termes de qualité des services publics ou de soins médicaux. Ce qui vaut pour ce pays vaut pour l’ensemble des Européens auxquels des efforts sont demandés, sans qu’ils en perçoivent les avantages en retour. Sans doute, parce que nous n’avons pas su leur expliquer les bénéfices qu’ils pouvaient en tirer. Mais aussi parce que nous avons commis des erreurs d’orientation qui nous obligent aujourd’hui à refonder le modèle européen. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je milite pour un changement de paradigme autour de la zone euro, même si la situation autrichienne rend les choses encore plus compliquée.
Enfin, il nous faut défendre un modèle social fondé sur le principe : « À travail égal, salaire égal ». Ce qui nécessite la reprise du débat sur le problème des travailleurs détachés. En clair, il n’est pas question que les acteurs issus des pays-membres de l’UE alimentent le dumping social. Or, dans les conditions actuelles, le principe de convergence sociale n’existe pas. Les cotisations ne sont pas les mêmes selon que vous viviez en France ou en Roumanie. Je plaide donc pour une relance qui permette de lutter contre le dumping et un recours à l’euro pour consolider un espace de solidarité renforcée.
La réponse à la montée des populismes ne dépendra pas que de cette refondation que j’appelle de mes vœux et qui vient de faire l’objet d’une tribune que j’ai co-signée avec Jean-Christophe Cambadélis, Bruno Leroux, Didier Guillaume et les membres de nos trois groupes parlementaires, publiée à l’occasion de la journée de l’Europe (2) Mais, elle fait partie des outils dont nous devons nous doter.
Propos recueillis par Bruno Tranchant
(1) Baptisé « Europe des Nations et des Libertés », ce groupe compte 39 membres de 9 nationalités différentes. Plus de la moitié d’entre eux sont Français, estampillés FN et/ou RBM. Pour les autres, la présidente du FN est allée piocher dans des formations aux positions sulfureuses auxquelles elle se trouve associée, de fait.
(2) Tribune publiée dans le journal Le Monde le 9 mai 2016 « Pour une refondation profonde de l’Union européenne » :
2016 06 06 Regards sur les droites_n 78 : le lien vers l’article en pdf